@pmonews 29/01/25
(Géopolitique) La première semaine au pouvoir de Donald Trump annonce quatre années de tensions géopolitiques majeures, sur fond de guerre commerciale et de course au réarmement industriel. Comment les entreprises françaises et européennes peuvent-elles faire face à ce défi qui les concerne en premier lieu ? Dans cette note, Marine Champon, experte en gestion des risques et fondatrice du cabinet INITIATIK, et Sylvie Matelly, économiste et directrice de l’Institut Jacques Delors, plaident pour l’adoption d’une politique étrangère des entreprises.
Après les paroles, les actes. Le 20 janvier 2025, jour de son investiture officielle, Donald Trump signait un grand nombre de décrets donnant désormais une réalité aux discours, voire menaces, égrenés depuis plusieurs mois. Parmi ceux-ci figurent notamment le retrait de l’Accord de Paris, l’augmentation des droits de douane, un investissement de 500 milliards de dollars dans un projet d’IA baptisé Stargate 1, ou encore l’urgence énergétique nationale afin d’alléger les réglementations sur l’exploitation du pétrole et du gaz aux États-Unis. Lors de cette signature publique, il ajoutait ce commentaire concernant l’Union européenne : « L’Europe est très mauvaise pour nous. Ils nous traitent très mal. Ils ne prennent pas nos voitures ou nos produits agricoles. En fait, ils ne prennent rien1 ».
Dans ce contexte d’accélération des tensions géopolitiques mondiales, il est un acteur dont le silence est assourdissant, l’entreprise, alors même que tous les sujets qui découlent de ces tensions et de ces fragmentations économiques la concernent en premier lieu. L’entreprise ne s’est pas, ou peu, posé la question de son rôle géopolitique, alors même qu’elle est devenue un acteur majeur des relations internationales et des enjeux liés aux transitions en cours (énergétique, climatique, numérique…). Il est temps qu’elle s’en saisisse pleinement.
Les entreprises dans la tourmente géopolitique
Multiplication des tensions internationales, terrorismes, déstabilisation de certaines régions, rivalités entre pays voisins, entre la Chine et les États-Unis pour un leadership mondial mais aussi plus récemment guerre en Ukraine et déstabilisation au Moyen-Orient… : tous ces facteurs pèsent de manière inédite sur les entreprises occidentales, en grande partie parce qu’elles se trouvent en même temps confrontées à des exigences de « responsabilités » toujours plus nombreuses de la part de leurs parties prenantes.
Après le temps de la surprise de l’invasion de l’Ukraine par la Russie est venu le temps des sanctions et du retrait du marché russe, entraînant des pertes importantes pour les entreprises opérant en Russie ou dépendantes de ce marché. Ainsi, TotalEnergies a déprécié environ 15 milliards de dollars d’actifs russes en 2022, vendant notamment ses participations dans certains projets pétroliers et gaziers, Renault a cédé sa participation majoritaire dans AvtoVAZ (marque Lada) à l’État russe, entraînant une perte estimée à 2,3 milliards d’euros au premier semestre 2023 et la Société générale a vendu sa filiale Rosbank, ce qui a engendré une perte de plus de trois milliards d’euros4.
Autre région, le Moyen-Orient, où les attaques menées par les Houthis en mer Rouge, en réplique au conflit israélo-palestinien, ont provoqué une baisse de 1,3% du commerce mondial et une augmentation significative des coûts de transport en raison du contournement du canal de Suez par le cap de Bonne-Espérance. Outre les acteurs du transport maritime directement touchés par des menaces sécuritaires, c’est bien l’ensemble des entreprises dépendantes du commerce mondial transitant sur ces voies de navigation stratégiques qui ont vu leurs chaînes d’approvisionnement perturbées, entraînant avec elles une envolée des prix.
Autre menace géopolitique majeure, une invasion potentielle de Taïwan par la Chine alors que l’île joue un rôle incontournable dans la fabrication de microprocesseurs, élément indispensable à la quatrième révolution industrielle en cours et dont toutes les entreprises technologiques mondiales sont dépendantes. Avec une date considérée comme date butoir par la Chine : celle de la rétrocession de Taïwan au plus tard en 2049, date anniversaire des cent ans de la Chine communiste.
Les tensions géopolitiques au Sahel sont un autre exemple de la manière dont les entreprises subissent les tensions géopolitiques, sans réussir ni à les anticiper, ni à y faire face. Le cas d’Orano au Niger est l’illustration de l’impact d’une longue séquence de tensions, non seulement nationales, mais aussi régionales, conduisant à la confiscation de l’outil industriel.
Enfin, c’est la responsabilité des entreprises dans le contrôle de leur chaîne d’approvisionnement qui est de plus en plus mise en cause. Du drame du Rana Plaza au Bangladesh en 2013 – qui a fait plus de 1000 morts parmi les ouvrières du textile et 2500 blessées et qui a entraîné la mise en cause de nombreuses marques occidentales (Walmart, Benetton, C&A, Auchan, etc.) – à la campagne de lutte contre le travail forcé des Ouïghours en Chine qui concerne là encore de nombreuses entreprises du textile (Nike, Adidas, H&M, Zara, etc.), le mouvement BDS (Boycott, désinvestissement, sanctions) prend de plus en plus d’ampleur. En Europe, ce mouvement a conduit à l’adoption, en 2024, d’une réglementation européenne visant à interdire l’importation et la vente dans l’Union européenne de produits issus du travail forcé, et ce dans la lignée du Uyghur Forced Labor Prevention Act des États-Unis de 2021.
Du côté du régulateur, la lutte contre la corruption, le blanchiment d’argent ou les sanctions internationales ont entraîné la mise en place de règles strictes aux entreprises, leur imposant des démarches de conformité lourdes, incluant toute leur chaîne de valeurs et leurs sous-traitants. Du côté des investisseurs, ce sont les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) qui se sont imposés quand leurs clients se révélaient toujours plus attentifs au respect des droits humains ou des conditions de travail ainsi qu’au respect de l’environnement (sans accepter d’ailleurs de payer le juste prix de ces exigences…).
Cette combinaison entre la diversification des risques géopolitiques et les exigences de responsabilités complique les choix stratégiques des entreprises, crée des distorsions de concurrence avec leurs concurrentes issues de pays où les contraintes sont moindres et amplifie de manière inédite les risques réputationnels (qui peuvent d’ailleurs être instrumentalisés en amont comme en aval par des concurrents). L’invasion de l’Ukraine par la Russie en est un exemple et, de fait, les conséquences de ce fait géopolitique avaient été très mal anticipées par les entreprises qui se sont trouvées bien indécises quant à la stratégie à adopter face à cette guerre : rester ou quitter la Russie ou l’Ukraine ? Pour répondre à cette question, les entreprises ont été a minima déstabilisées, voire démunies, face à la marche à suivre, multipliant les arguments et justifications pour continuer dans un premier temps de maintenir leurs activités ou pour ensuite justifier leur départ.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a été un révélateur de plus, prouvant que les entreprises internationales doivent de toute urgence se doter d’une doctrine politique face aux divers risques géopolitique, afin de les anticiper d’une part et d’autre part, le cas échéant, de proposer une réponse adaptée et en cohérence avec les exigences des parties prenantes, les contraintes réglementaires et la raison d’être de l’entreprise. C’est ce que nous proposons d’appeler la politique étrangère de l’entreprise.
Cette politique étrangère apparaît d’autant plus pertinente compte tenu de la nouvelle donne géopolitique qui s’annonce suite à l’issue des élections américaines.
Deux chefs d’entreprise à la tête de la plus grande puissance mondiale
L’arrivée désormais officialisée de Donald Trump à la Maison-Blanche redouble l’intensité des tensions géopolitiques déjà existantes, d’autant que cet avènement semble avoir laissé l’ensemble des gouvernements, notamment européens, dans un état de sidération totale. Cette sidération interroge par ailleurs : la Commission européenne avait mis en place une « task force » depuis un an pour anticiper les conséquences d’un tel résultat sur l’Europe, car nombre de signaux sur le terrain laissaient penser que sa victoire était probable. L’arrivée de Donald Trump à la tête des États-Unis ne doit pas être analysée à l’aune de son premier mandat, marqué par l’impréparation de l’accession au pouvoir, tant au niveau des équipes que des orientations. Trump II, c’est un monde totalement nouveau, à la fois celui de la post-vérité et du post-légal, à travers une alliance jamais vue entre la force politique, économique et militaire d’un pays et celle, technologique, d’un seul chef d’entreprise, Elon Musk, ainsi que de ses entreprises stratégiques (X, Starlink, Neuralink, etc.). Les premières déclarations de Donald Trump, de l’annexion du Groenland à la rétrocession du canal de Panama, en passant par l’intégration du Canada comme 51e État6, ou encore les menaces de désengagement de l’OTAN au moment où l’Europe vit une crise existentielle, s’inscrivent dans une stratégie non pas politique, mais mercantiliste. De même, l’augmentation annoncée des droits de douane n’est pas simplement une mesure de correction du déficit commercial des États-Unis mais une mesure de coercition à l’égard d’un certain nombre de pays. Les décisions du président Trump consistent à vouloir prendre et à vouloir faire ce qui est utile et rentable pour l’économie américaine et les entreprises américaines. Dans cette logique, l’Europe n’est pas considérée par Trump comme un acteur politique, mais d’abord comme un marché.
De l’autre côté du globe, la stratégie chinoise « Made in China 2025 » vise d’une part à étendre le maillage commercial de la Chine dans le monde entier par les Routes de la soie et, d’autre part, à transformer l’économie chinoise en une économie à haute valeur ajoutée. Un pari qui s’avère d’ores et déjà payant, la Chine étant désormais le leader mondial en matière d’énergies renouvelables (éolien, photovoltaïque) et le premier producteur mondial de batteries électriques avec 75% du marché des batteries lithium-ion.
On assiste par ailleurs aujourd’hui à une structuration des relations commerciales qui suit de plus en plus les lignes de fractures géopolitiques. Pourtant, la mondialisation des amis (ou friendshoring) prônée par les États-Unis et vers laquelle se sont engagées nombre d’entreprises n’est pas une réponse suffisante et satisfaisante pour faire face aux défis géopolitiques. Elle tend, qui plus est, à pousser vers un découplage des économies occidentales vis-à-vis de la Chine et, plus globalement, vers une fragmentation de la mondialisation qui aura, par effet boomerang, des conséquences géopolitiques non négligeables tout en privant les entreprises de marchés prometteurs dans les années qui viennent. Comment l’entreprise peut-elle avoir la capacité de prendre en compte la diversité des situations géopolitiques selon les pays où elle opère ? Quelle stratégie doit-elle adopter ? Jusqu’à présent, l’entreprise se cantonnait à cartographier les risques géopolitiques et à essayer de les anticiper (gestion des risques) ou, si elle n’y parvenait pas, à gérer les crises auxquelles elle faisait face. Elle doit aujourd’hui définir une approche nouvelle de l’intégration des risques géopolitiques, à la fois plus stratégique et plus proactive, et pour cela dessiner un nouveau cadre d’analyse et de décision. Et ce dans un contexte où le risque géopolitique est considéré comme le risque numéro 1 par une majorité d’entreprises.
Marine Champon, Sylvie Matelly
Fondation Jean Jaurès.