Immigration, droit du travail au Qatar, égalité des genres… L’ancien Premier ministre togolais, qui prend ses fonctions à la tête de l’Organisation internationale du travail le 3 octobre, répond aux questions de JA et réagit à la décision du président béninois Patrice Talon de restreindre le droit de grève.
Jeune Afrique – En août, l’OIT a annoncé une baisse du chômage dans le monde en 2022. Quelle est la situation du marché de l’emploi sur le continent ?
Gilbert Houngbo : Chaque année, entre 12 et 15 millions de jeunes arrivent sur ce marché. Il y a un problème d’adéquation entre l’offre et la demande. Les gouvernements savent qu’ils doivent faire davantage pour encourager l’initiative privée, développer des compétences et orienter les jeunes vers les secteurs porteurs.
Les spécialistes de l’éducation pointent ces problèmes d’inadéquation entre offre et demande depuis des décennies : pourquoi est-ce si difficile pour les gouvernements d’investir sur l’éducation ?
Les gouvernements commencent à faire des efforts. C’est une question de répartition des investissements publics et d’espace budgétaire. Ce sont des questions complexes. Certains pays envoient des jeunes se former à l’extérieur, mais le taux de retour est faible, parfois inférieur à 20 %, alors que cela consomme une bonne partie du budget. Les efforts de formation doivent aussi davantage viser les femmes.
L’égalité des genres, une thématique devenue très forte en Occident depuis une dizaine d’années, a-t-elle la même acuité en Afrique ?
Je pense que oui. On voit de plus en plus de jeunes filles très bien formées. Mais je reconnais que toutes les barrières sont loin d’être tombées.
Est-ce qu’on peut dire qu’une partie du retard économique du continent serait effacé si les femmes participaient davantage à la création de richesse ?
C’est clair. Il y a quelques années, une étude de la Banque mondiale l’a très bien montré. Si je prends le secteur agricole, les femmes n’ont pas accès aux mêmes niveaux de ressources productives (la terre, les intrants, le financement) parce que la préférence est donnée aux hommes. Je l’ai constaté lorsque j’étais Premier ministre. Que ce soit au Nord comme au Sud, nous sommes loin d’avoir gagné la bataille de l’égalité. En Afrique, le Rwanda est sans doute le pays qui a le plus fait dans ce domaine.
Quel regard portez-vous sur l’ubérisation, l’économie des plateformes qui pose des questions en matière de protection des salariés ?
C’est une question qui me préoccupe. C’est une de mes priorités. La transition numérique est inévitable et on sait qu’elle créera plus d’emplois qu’elle n’en détruira. Ce dont il faut s’assurer, c’est que ces emplois sont décents. Pour cela, il faut préserver l’existence d’une relation employeur salarié. Présentement, beaucoup de plateformes n’ont pas cette relation, et donc ne garantissent pas un minimum de protection sociale. En Afrique, malheureusement pour le moment, on copie le modèle sans tirer les leçons de ses faiblesses. Sur le continent, les États ont tendance à faire des ponts d’or aux entreprises pour les attirer. Ils sont moins actifs dans la défense des droits sociaux.
Mettre en place des dispositifs pour attirer l’investissement étranger est une tendance qui va se poursuivre, là n’est pas tellement le problème. Le vrai problème, c’est la capacité de négociation des États africains. Historiquement et cela reste parfois le cas malheureusement, le gros problème de ce genre situation, c’était la question de la corruption. Aujourd’hui, même lorsque le gouvernement n’est pas corrompu, les
États n’ont pas la capacité de bien négocier avec les investisseurs. Mais il est tout à fait possible de mettre en place des conditions pour attirer les investisseurs tout en exigeant le respect des règles de l’OIT. C’est notre rôle d’accompagner les gouvernements dans ce domaine.
Quand on parle de couverture sociale, on peut s’arrêter sur le sort des travailleurs domestiques, plus de 90 % n’en n’ont pas. Que faut-il faire ?
Les conventions existent, c’est leur application qu’il faut renforcer. Mais on ne peut pas parler des travailleurs domestiques et parler de l’économie des soins sans parler de la question de la migration lorsque vous avez des travailleurs en situation irrégulière, vous ne pouvez pas les intégrer dans un système de protection sociale. Il faudrait
pouvoir dissocier cet enjeu de la question de la régularisation qui est parfois
même politique.
La problématique ne se pose pas seulement en Occident, mais aussi dans les pays du Sud.
En Occident, on parle beaucoup des problèmes de pénurie de main d’œuvre dans certains secteurs, dans le social par exemple. Est-ce que pour vous cela appelle plus d’immigration venant d’Afrique, ou d’ailleurs ?
Effectivement, il manque de mains dans certains pays, je pense qu’il faut envisager d’offrir aux migrants la possibilité de faire des allers-retours.
Cela se fait déjà dans le secteur agricole. Le Bureau international du travail (BIT ) peut aider.
II y a bien des jeunes qui considéreraient cela de manière très positive. Parfois, la politique empêche de réfléchir à des solutions alternatives qui seraient bénéfiques pour tout le monde. Aujourd’hui, dès que l’on parle de l’immigration, le débat est politisé.
Il y a quelques jours, Patrice Talon était l’invité du patronat français et il s’est félicité d’avoir limité, voire interdit dans certains secteurs essentiels, le droit de grève dans son pays. Pour lui, c’est indispensable au décollage économique du Bénin. Qu’en pensez-vous ?
J’ai beaucoup de respect pour le président Talon, mais je considère que c’est un pas en arrière. J’ai vécu des grèves comme Premier ministre et je peux comprendre la difficulté, probablement même la frustration, mais il n’y a rien qui remplace le dialogue social.
Qu’est-ce que le BIT peut faire dans ce cas ?
Nous ne sommes pas là pour dicter la conduite à suivre à nos États membres. Dans ce cas, il est bien évident que nous allons continuer à faire notre plaidoyer. Cette décision est contradictoire avec les conventions signées par le Bénin et je ne pense pas que le but du président soit de mettre son pays en porte-à-fau les entreprises sont-elles suffisamment préoccupées par les droits élémentaires des travailleurs ? Au Qatar, on a beaucoup parlé des chantiers pour la Coupe du monde de football qui débute en novembre. D’abord, nous nous félicitons que les questions de santé et de sécurité au travail soient intégrées aux conventions fondamentales de l’OIT. Pour revenir au Qatar, lorsqu’on rencontre une situation difficile, il faut engager le dialogue avec cet État membre. La question au Qatar a été soulevée en 2014-2015. Ironie du sort, on en parle aujourd’hui en raison de la Coupe du monde, mais le Qatar a fait énormément de progrès et on a l’impression que personne ne veut en parler. Avant, il y avait le système de la Kafala (parrainage préalable à l’embauche de travailleurs étrangers) qui incluait la confiscation des passeports. Cela ne se fait plus. Par ailleurs, le salaire minimum a été augmenté et 280 000 personnes en ont bénéficié. Pour améliorer les conditions de travail, les autorités ont modifié la loi et interdit le travail à l’extérieur entre 10 et 14 heures. Ces efforts ne veulent pas dire qu’il n’y a pas encore du travail à faire, mais il faut les reconnaître. Une question adressée au directeur du Fonds international pour le développement agricole (Fida) que vous êtes encore pour quelques semaines.
Au Pakistan, un tiers du pays est sous les eaux. En Afrique, plusieurs pays comme le Sénégal et le Niger ont aussi été victimes d’inondations meurtrières ces derniers mois. Comment investir vite dans l’adaptation au changement climatique ?
Par des investissements, pas seulement faits par les gouvernements, mais aussi par le secteur privé. Les projets d’adaptation ne sont pas forcément les plus rentables, donc il est plus difficile de les financer, de développer des innovations. Actuellement, les investissements vont davantage vers des solutions. Mais il est urgent d’augmenter les moyens consacrés à l’adaptation.
Quelles illustrations pouvez-vous donner ?
Par exemple, la mise en place de systèmes d’évacuation et de traitement des eaux plus efficaces. Dans les zones rurales, il s’agit de s’assurer que les constructions sont à même de résister à des pluies torrentielles. Cela se traduit aussi par une utilisation plus indiquée de l’eau, par exemple dans l’agriculture.
La guerre en Ukraine provoque une grave crise alimentaire : l’autosuffisance de l’Afrique reste-t-elle un vœu pieux ?
C’est un objectif très réaliste et c’est nécessaire. Avant le Covid-19, l’Afrique importait 70 milliards de dollars de produits alimentaires chaque année. Et on estimait que cela atteindrait 170 milliards d’ici à 2030, si rien n’était fait. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine exacerbe la situation. Cette problématique oblige l’Afrique à investir pour augmenter sa production, ses moyens de transformation et sa capacité d’accès aux marchés africains.
La Zone économique de libre-échange africaine (Zlecaf), même si sa mise en œuvre sera encore longue, est porteuse d’espoir ?
C’est l’une des grandes réalisations de l’Union africaine. Combien de temps, les Européens ont-ils mis pour bâtir leur marché commun ? Être un leader politique, c’est aussi savoir investir tout en sachant que les dividendes ne seront pas pour tout de suite.
Source : Jeune Afrique